L’Insoumission publie un nouvel article de sa rubrique « Nos luttes ont des histoires ». Son but est de porter attention aux processus historiques, analyser et connaitre les faits pour comprendre l’influence des évènements sur notre présent et notre futur.
Mardi 2 juin 2025, Alfred Dreyfus est élevé au rang de général de brigade à titre posthume par un vote unanime de l’Assemblée nationale – à l’exception de nombreux députés du Modem qui n’ont pas réussi à se hisser à la hauteur de l’événement.
Plus de 130 ans après le début de l’affaire Dreyfus (1894), 119 ans après la réhabilitation par la Cour de cassation et l’élévation d’Alfred Dreyfus au rang de commandant (1906), 90 ans après sa mort (1935), pourquoi fallait-il promouvoir au grade d’officier général celui qui était capitaine au début de son calvaire ? Notre article.
Un crime judiciaire
En 1894, le brillant capitaine d’artillerie Alfred Dreyfus, en stage à l’état-major, est accusé à tort d’avoir livré des informations à l’Allemagne, pays qui avait, 13 ans plus tôt, réalisé son unité en écrasant l’armée française (guerre de 1870-1871), annexant l’Alsace et ce qui deviendrait le département de la Moselle. L’affaire est grave – même si l’importance des documents fournis a été exagérée.
Rapidement, les soupçons se portent sur cet encore jeune capitaine Dreyfus, 35 ans, originaire de l’Alsace devenue allemande, issu de la bourgeoisie mulhousienne. « Un juif, j’aurais dû m’en douter ! » se serait exclamé le colonel Sandherr, chef de la « Section de statistiques » (paraphrase pour dire : « contre-espionnage ») en découvrant le nom de l’officier suspecté. Nationalisme, antisémitisme : les ressorts de l’affaire sont en place dès le début.
Une fuite (toujours pas élucidée) dans la presse met le ministre de la Guerre, le général Mercier, au pied du mur, sommé de prendre des mesures d’autorité sous peine de se voir accusé de faiblesse – ce qui nuirait à ses ambitions présidentielles. Dans l’intérêt personnel du ministre, Dreyfus doit être condamné coûte que coûte. Il le sera, malgré l’extrême maigreur des éléments à charge : un seul document, le « bordereau », par lequel un traître (car il y en a bien un) énonce à l’attaché militaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris les documents qu’il lui fait parvenir.
L’écriture de ce document est attribuée à Dreyfus, malgré des incohérences grossières. Et comme cela ne suffit pas à convaincre un jury militaire pourtant acquis à la cause, un « dossier secret » lui est transmis, à l’initiative du général Mercier, pendant la délibération et sans en informer la défense – ce qui constitue un énorme vice de forme et un crime judiciaire. La suite est connue : Dreyfus est condamné à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée et à la dégradation.
Une humiliante cérémonie est alors organisée pour signifier à cet officier patriote et républicain qu’il est « indigne de porter les armes », avant son départ pour une relégation terrible de quatre ans et demi, à l’isolement complet, sur l’île du Diable, au large de la Guyane.
Si au début personne ou presque, hormis les proches du capitaine et l’écrivain anarchiste Bernard Lazare, ne considère sérieusement la possibilité de l’innocence de Dreyfus, les certitudes commencent à vaciller en 1896-1897 : le colonel Picquart, arrivé à la tête des services de statistiques, se rend compte que l’auteur du « bordereau » n’est pas Dreyfus mais le commandant Esterhazy, un officier fanfaron qui mène grand train et qui a besoin de revenus supplémentaires. Picquart est réduit au silence par sa hiérarchie, qui a trempé dans la condamnation de Dreyfus : il est éloigné en Tunisie, puis à son tour accusé et mis aux arrêts.
Le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, une personnalité politique d’envergure, informé par un ami de Picquart, essaie d’amener les dirigeants politiques à la raison, mais l’opinion publique, façonnée par une presse qui suscite les pires passions antisémites et nationalistes, fait pression sur les élus de la République, qui préfèrent faire assaut d’antisémitisme plutôt que de perdre leurs sièges. Voilà comment Scheurer-Kestner analyse la terrible séance du 4 décembre 1897 à la Chambre, au cours de laquelle la quasi-unanimité des députés affirme en public sa volonté de ne pas remettre en question le procès qui a condamné injustement Alfred Dreyfus :
« Dans les coins et dans les conversations particulières et amicales, les députés reconnaissaient qu’ils se livraient à une débauche de honte ; mais une fois à la tribune de la Chambre et du Journal Officiel, il ne restait que le candidat, et quel candidat ! La peur, conseillère de la lâcheté, s’emparait de lui et que n’aurait-il pas fait pour garantir sa réélection ! » (A. Scheurer-Kestner, Mémoire d’un sénateur dreyfusard, cité dans : Histoire de l’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, par Philippe Oriol)
Au cours d’une deuxième parodie de justice, le commandant Esterhazy, le vrai rédacteur du « bordereau », est acquitté le 11 janvier 1898. Des foules déchaînées, chauffées à blanc par la presse antisémite, fêtent l’acquittement d’Esterhazy en s’en prenant aux Juifs, notamment à Paris et en Algérie où des morts sont à déplorer. Cela convainc Émile Zola d’écrire une lettre ouverte au président de la République, « J’Accuse ! », publiée dans L’Aurore, le journal dirigé par Georges Clemenceau, deux jours plus tard, le 13 janvier.
En accusant la hiérarchie militaire et en interpellant le président Félix Faure, l’écrivain provoque contre lui un procès en diffamation afin de pouvoir débattre du fond de l’affaire dans une audience publique, les deux précédents procès, ceux de Dreyfus et d’Esterhazy, ayant eu lieu à huis clos. Zola est condamné à un an de prison mais l’objectif médiatique est atteint : une partie de l’opinion commence à douter de la culpabilité de Dreyfus.
La découverte d’un faux document, composé par le colonel Henry, devenu chef du Service de statistiques, fait basculer l’affaire. Henry avoue, est mis aux arrêts et se suicide (31 août 1898). Le gouvernement ne peut que saisir la Cour de cassation qui se prononce pour un nouveau procès de Dreyfus, alors rappelé de l’île du Diable. Le procès a lieu à Rennes entre le 7 juillet et le 8 septembre 1898, dans une atmosphère extrêmement tendue, entre dreyfusards, en général des personnalités de gauche, républicains, radicaux ou socialistes, qui considèrent Dreyfus innocent, et les anti-dreyfusards, antisémites pour la plupart et nationalistes.
Un des avocats de Dreyfus, Me Labori, est même victime d’un attentat : on lui tire une balle dans le dos, ce qui le tient à l’écart du procès pendant plusieurs jours. Finalement, Dreyfus est à nouveau reconnu coupable, avec d’étonnantes « circonstances atténuantes » – qui montrent bien, en réalité, la gêne des juges. Dreyfus obtient toutefois la grâce présidentielle et peut sortir de prison et retrouver sa famille.
La plupart des récits sur l’affaire Dreyfus s’arrêtent là, en précisant qu’en 1906 le capitaine est totalement réhabilité, réintégré dans l’armée et décoré de la Légion d’Honneur. Mais c’est passer un peu vite sur plus de six ans d’un combat intense pour obtenir la reconnaissance officielle de son innocence. Or, c’est bien une « troisième affaire Dreyfus » qui s’ouvre, comme le souligne l’historien de l’Affaire Philippe Oriol, et qui sera plus longue que les deux premières phases réunies. 1899-1906 est une période essentielle pour comprendre la réhabilitation incomplète de Dreyfus, qui a rendu nécessaire le vote de ce 2 juin 2025 à l’Assemblée nationale.
Après l’Affaire, l’affaire continue
Après le verdict de Rennes en 1899, épuisé par ses années de relégation à l’île du Diable, Dreyfus se résout à demander la grâce présidentielle que le nouveau président Émile Loubet, dreyfusard, lui accorde. Contre toute attente, cela provoque la division profonde du camp des défenseurs de Dreyfus, entre ceux qui considèrent qu’il aurait dû rester en prison, car demander la grâce ce serait accepter le verdict donc reconnaître sa culpabilité, et ceux qui soutiennent sa démarche.
Ainsi, Me Labori, le colonel Picquart, Georges Clemenceau, qui parle d’une « amnistie scélérate », se détournent de lui quand son autre avocat Me Demange puis Me Mornard, le sénateur Joseph Reinach et la famille de Dreyfus, mais aussi les dirigeants de la Ligue des Droits de l’Homme (Ludovic Trarieux, Francis de Pressensé, Lucien Herr…), fondée en 1898 pour défendre Dreyfus, continuent de se battre à ses côtés pour obtenir sa réhabilitation complète.
À la Chambre des députés, Jaurès mène alors un combat décisif. Dans un discours-fleuve, le 6 avril 1903, il pose une argumentation implacable sur l’innocence de Dreyfus et mène une attaque en règle contre la droite antidreyfusarde ; il convainc le gouvernement de rouvrir l’Affaire et d’aller vers la réhabilitation.
« Il faut savoir s’il sera permis à ce parti [la droite antidreyfusarde] pendant 4 ans, de laisser faire sa presse, de laisser parler ses orateurs, de permettre à quelques-uns de ses orateurs et à toute la presse, la propagation de monstrueuses légendes, qui peuvent servir un intérêt de parti et puis quand la vérité apparaît, quand vous avez retiré de cette légende monstrueuse toute la substance, tout le profit que vous pouvez en retirer, et lorsque le moment est venu pour vous ou de vous solidariser avec le mensonge collectif et permanent de la presse pendant quatre ans, ou de la désavouer, il faut savoir si vous allez renier votre presse ou vous renier vous-même. » (Jean Jaurès, discours à la Chambre des députés, 6 avril 1903, cité par Vincent Duclert, L’Affaire Dreyfus, quand la justice éclaire la République)
Une enquête interne à l’armée est menée avec pugnacité et efficacité par le capitaine Targe, à l’initiative du ministre de la Guerre, le général André. Targe est un des acteurs importants et oubliés de l’Affaire : en quelques mois, il réunit tous les éléments du dossier, confronte les documents et les témoignages, perce les supercheries, interroge et fait parler certains des auteurs des falsifications massives, pointe la responsabilité de la Section de statistiques dans la constitution d’une collection considérable de faux documents destinés à étayer la « culpabilité » de Dreyfus, et relève nombre d’« erreurs » (voulues ou non) d’interprétation.
Ainsi, la « pièce 371 », brandie en 1898 à la Chambre des députés par le ministre de la Guerre de l’époque, le général Cavaignac : le « D… » qui y aurait incriminé Dreyfus est en fait un « P… » qui a été falsifié ! Ce sont parfois les dates qui ont été changées, comme pour la « pièce 26 », datant de 1895, que le colonel Henry a antidatée pour 1894 – il suffisait de confronter la pièce à son bordereau d’entrée dans le service pour s’en rendre compte. Targe retrouve aussi de nombreuses pièces à décharge, qui disculpent Dreyfus, délibérément écartées par le Service de statistiques, comme la déclaration du colonel Fontenillat qui rapporte en 1897 des conversations avec les attachés militaires des ambassades d’Italie et d’Allemagne, receleurs de la trahison, et qui lui affirment sur leur honneur que Dreyfus n’est pas le traître.
Les mensonges sous serment du général Gonse, sous-chef d’état-major, sont mis en évidence, ainsi que la falsification, entre autres, des livres de caisse du service par celui-ci… Ce travail rapide, efficace et implacable permet au gouvernement dirigé par Émile Combes de rouvrir officiellement l’affaire Dreyfus (27 novembre 1903).
La justice se saisit alors de cette troisième phase de l’Affaire : réunion de la commission de révision ; réquisitoire du procureur général pour casser et annuler le jugement de Rennes ; déclaration de la recevabilité de la demande par la Cour de cassation (5 mars 1904). Puis une enquête judiciaire est menée, avec l’audition de témoins. Le général Gonse et le commandant Du Paty de Clam, une des chevilles ouvrières des faux documents et des interrogatoires bidonnés, sont mis en difficulté, tout comme l’ancien chef d’état-major, le général de Boisdeffre. Sont également entendus Picquart, Jaurès et, pour finir, Alfred Dreyfus lui-même.
L’instruction est close le 28 novembre 1904. Dans son réquisitoire, le procureur général demande la cassation sans renvoi, c’est-à-dire sans nouveau jugement (mars 1905). Des éléments contingents retardent le dépôt du rapport final puis le jugement par la Cour de cassation – on préfère notamment attendre la fin des élections législatives de mai 1906.
Alors que d’anciens partisans de Dreyfus, comme Picquart, Me Labori et Clemenceau, réclament la cassation avec renvoi, c’est-à-dire un nouveau procès, et en profitent pour s’en prendre à Dreyfus dans la presse, les proches de Dreyfus, tout comme Jaurès, demandent une cassation sans renvoi. C’est finalement dans ce sens que la Cour, réunie du 15 juin au 11 juillet 1906, rend son verdict, par 31 voix contre 18 : Dreyfus est innocent et ne sera pas rejugé.
Une réintégration incomplète, donc injuste
Mais il faut encore une loi de réintégration dans l’armée pour Dreyfus mais aussi Picquart : elle est votée à une large majorité dès le 13 juillet 1906 par les députés puis les sénateurs ; Dreyfus est réintégré avec le grade de chef d’escadron (commandant), Picquart en tant que général de brigade. Enfin le 21 juillet 1906, le désormais commandant Dreyfus est fait chevalier de la Légion d’honneur lors d’une cérémonie qui se déroule dans la cour de l’École militaire.
La photographie prise à cette occasion montre un Dreyfus souriant, aux côtés du général Gillain et du commandant Targe, qui a fortement contribué, par son minutieux travail d’enquête, à sa réhabilitation. Des cris de « Vive Dreyfus » retentissent, auxquels l’intéressé répond : « Non, vive la République ! Vive la vérité ! »
Ainsi, l’innocence de Dreyfus est officiellement reconnue par la justice, par l’armée et par la représentation nationale. Et pourtant…
D’une part, les ennemis de Dreyfus – qui sont aussi ceux de la République – ne désarment pas et s’acharnent à faire annuler la décision de la Cour de cassation, en vain.
L’Action française, mouvement monarchiste, nationaliste et antisémite, fondée en 1899, lance une tournée de conférences véhiculant la culpabilité de Dreyfus : ces causeries recueillent un succès certain en 1907. Les associations nationalistes appellent à « la bagarre » à l’occasion de la cérémonie d’entrée des cendres de Zola, mort en 1902, au Panthéon. En plein cortège, le 3 juin 1908, un journaliste d’extrême droite, Louis Grégori, tire sur Dreyfus, le blessant, sans trop de gravité, au bras.
L’auteur de l’attentat reçoit les félicitations de l’Action française tandis que le journal antisémite La Libre Parole lance une souscription en sa faveur. Pour couronner le tout, le tireur est acquitté par la justice, et son procès est l’occasion de remettre en question l’innocence de Dreyfus. L’extrême droite continuera pendant longtemps de nier l’évidence, au moins jusqu’en 1945, en réalité bien au-delà.
Mais, plus troublant, la réintégration de Dreyfus dans l’armée s’est faite à un grade inférieur à celui qu’il aurait atteint s’il avait pu poursuivre sa carrière normalement – et à supposer que ce fût sans relief particulier, alors qu’il était un brillant officier. En revanche, ce fut tout l’inverse pour Picquart, devenu général puis nommé ministre de la Guerre dans le premier gouvernement Clemenceau (1906-1909). Dreyfus, lors d’une audience privée, lui demande de lui attribuer le grade qu’il mérite, ce que Picquart ne fera pas.
Victime d’une nouvelle injustice, Alfred Dreyfus décide alors de démissionner de l’armée en juin 1907, « avec une profonde tristesse » précise-t-il. « Ce fut pour lui une profonde blessure dont on ne mesurera jamais assez la gravité » ajoute son biographe, l’historien Vincent Duclert (Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote).
Mais il n’en a pas fini avec l’armée : la guerre éclatant en 1914, Dreyfus reprend du service. Il se comporte avec courage, au Chemin des Dames comme à Verdun… Il est promu lieutenant-colonel en septembre 1918 et officier de la Légion d’honneur en janvier 1919. Après la guerre, il se retire en grande partie de la vie publique. Il meurt en 1935.
Le général Alfred Dreyfus
Pourquoi faut-il élever Alfred Dreyfus au grade de général ? D’une part, selon Vincent Duclert en 2006, Dreyfus avait comme ambition de « parvenir au grade d’officier général », ambition fort légitime quand on connaît ses états de service de brillant officier avant 1894. Or sur ses onze ans passés hors de l’armée du fait du crime judiciaire dont il a été victime, cinq, selon le général André, n’auraient pas été rattrapés par son avancement comme commandant en 1906. Qu’il finisse lieutenant-colonel, qui plus est après avoir combattu pendant toute la Première Guerre mondiale, cela semble très peu conforme à son mérite. À cette injustice de plus, Vincent Duclert, interrogé dans Télérama, propose deux hypothèses.
La première, aussi développée par Philippe Oriol, historien de l’Affaire Dreyfus, serait un malentendu : selon le commandant Targe, les autorités militaires étaient persuadées que Dreyfus ne souhaitait pas rester dans l’armée et ont mis l’accent sur la Légion d’honneur. Mais alors, pourquoi une cérémonie de décoration aussi légère, sans publicité, alors qu’une réhabilitation aussi publique que son humiliante dégradation de 1895 aurait été une réparation plus appropriée ? Et surtout, on comprend mal en quoi une réintégration au grade mérité aurait pu être incompatible avec une décoration de la Légion d’honneur.
Vincent Duclert propose alors une autre hypothèse, plus politique : « celle d’un possible acharnement de Clemenceau, alors ministre de l’Intérieur » (Sur le site internet de Télérama, publié le 3 juin 2025 à 15h30). En effet, celui-ci s’est écarté de Dreyfus quand il a demandé la grâce présidentielle. Selon Clemenceau, Dreyfus aurait dû rester en prison et se battre pour obtenir un nouveau procès afin d’établir la vérité.
Alors que la Cour de cassation devait décider du renvoi ou non de Dreyfus devant un nouveau tribunal militaire, en novembre 1904, Clemenceau, face à la demande de cassation sans renvoi formulée par l’avocat de Dreyfus, s’était emporté : « Depuis quand des hommes de cœur ont-ils refusé le combat par crainte de n’être pas victorieux ? En désertant le champ de bataille on évite la défaite assurément, on renonce du même coup aux chances de la victoire qui, lorsqu’on a l’avantage inestimable de défendre la justice et la vérité, doit fatalement venir. » (Georges Clemenceau, L’Aurore, 11 novembre 1904)
Cette diatribe terrible contre un Dreyfus, carrément accusé de lâcheté, qui se satisferait, précise Clemenceau, « d’une honnête vie bourgeoise », montre la violence des débats de ce temps, y compris entre personnes qui ont mené un grand combat commun. Clemenceau, qui avait la rancune tenace, le verbe assassin et une faculté de nuisance qui lui a valu le surnom de « tombeur de ministères », aurait pu freiner l’avancement du capitaine Dreyfus.
Alors que cette hypothèse a été oubliée par le rapporteur de la loi qui élève Dreyfus au grade de général, peut-être est-il nécessaire de rappeler que Dreyfus n’est en rien une victime passive de sa propre histoire : il a toujours agi pour la reconnaissance de son innocence, pour sa libération, pour sa réhabilitation mais aussi, et surtout, plus largement, pour les valeurs universelles de justice et de vérité ; jamais il n’a faibli dans ce combat où il a subi des violences incroyables. Accusé et condamné sur la foi de préjugés et de haines antisémites et dans un contexte de nationalisme obtus, Dreyfus n’a jamais cessé de combattre, en patriote, pour les valeurs de la République.
Enfin, s’il fallait une raison de plus, n’oublions pas que l’extrême droite est restée l’extrême droite même si les circonstances font qu’aujourd’hui elle dissimule ses fantasmes discriminatoires derrière des prises de position bon teint. Qui est dupe ?
Rappelons d’une part que l’extrême droite d’aujourd’hui s’est précisément forgée à l’occasion de l’affaire Dreyfus, avec des journaux comme La Libre Parole du théoricien de l’antisémitisme Édouard Drumont, dont la rhétorique et le rapport à l’histoire peuvent être rapprochés de prises de positions beaucoup plus récentes, comme l’a montré Gérard Noiriel dans Le venin dans la plume, Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République. Sur l’affaire Dreyfus, Éric Zemmour a en effet pris des positions pour le moins troublantes, comme cela est décrypté sur le site de la SIHAD (Société internationale d’histoire de l’affaire Dreyfus).
Ainsi ce vote répare une injustice, il perpétue le combat universel pour la justice, évidemment contre le poison de l’antisémitisme mais aussi contre toutes les discriminations. Rendre justice au désormais général Dreyfus, c’est poursuivre le combat brûlant, si actuel, trop actuel, alors que, accompagnant l’antisémitisme, l’islamophobie, le racisme, l’homophobie, la haine des pauvres « repeuplent la République de ses vieux fantômes » comme l’a dit Gabriel Amard, député (LFI) à l’Assemblée nationale en ce 2 juin 2025.
C’est Alfred Dreyfus lui-même qui résume le mieux le sens de son combat, dont, modestement, chacun à notre niveau, nous essayons de tenir haut le flambeau. Voilà les derniers mots qu’il a notés dans ses Carnets :
« J’avais espéré le 12 juillet 1906 que la proclamation solennelle de mon innocence mettrait un terme à mes épreuves. Il n’en fut rien, je dus rester victime jusqu’au bout. Mais je me console en pensant que l’iniquité dont j’ai si prodigieusement souffert aura servi la cause de l’humanité et développé les sentiments de solidarité sociale. » (Alfred Dreyfus, le 4 octobre 1907).
Par Sébastien Poyard
Crédits photo : Réintégré dans l’armée, Alfred Dreyfus (2e à partir de la droite) est décoré de la Légion d’honneur au sein de l’École militaire le 21 juillet 1906. Il s’entretient ici avec le général Gillain et le commandant Targe après la cérémonie tenue dans la petite cour des jardins, au milieu du pavillon de l’artillerie /// « Décoration d’Alfred Dreyfus le 21 juillet 1906 », Photographie de Charles Chusseau-Flaviens éditée en carte postale, héliotypie E. Le Deley, Paris, Wikimedia Commons, Public Domain Mark 1.0 Universal, pas de modifications apportées.
Quelques indications bibliographiques
- DREYFUS, Alfred, Carnets (1899-1906), édition établie par Philippe Oriol, préface de Jean-Denis Bredin, Calmann-Lévy, 1998.
- DREYFUS, Alfred, Œuvres complètes, édition établie par Vincent Duclert et Philippe Oriol, Les Belles Lettres, 2024.
- DUCLERT, Vincent, Alfred Dreyfus. L’honneur d’un patriote, Fayard, 2006, rééd. coll. Pluriel, 2016.
- DUCLERT, Vincent, L’Affaire Dreyfus. Quand la justice éclaire la République. Actes et écrits inédits, Privat, 2010.
- NOIRIEL, Gérard, Le venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour, et la part sombre de la République, La Découverte, 2019, rééd. 2021.
- ORIOL, Philippe, Histoire de l’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Les Belles Lettres, 2014.